Le grand secret d’Aragon

Le grand secret

Je vais te dire un grand secret : Le temps c’est toi.
Le temps est femme. Il a besoin qu’on le courtise et qu’on s’asseye à ses pieds. Le temps comme une robe à défaire. Le temps comme une chevelure sans fin peignée. Un miroir que le souffle embue et désembue. Le temps c’est toi qui dors à l’aube où je m’éveille. C’est toi comme un couteau traversant mon gosier. Oh que ne puis-je dire ce tourment du temps qui ne passe point. Ce tourment du temps arrêté comme le sang dans les vaisseaux bleus. Et c’est bien pire que le désir interminablement non satisfait que cette soif de l’oeil quand tu marcheras dans la pièce. Et je ne sais qu’il ne faut pas rompre l’enchantement. Bien pire que de te sentir étrangère, fuyante, la tête ailleurs et le coeur dans un autre siècle déjà. Mon Dieu que les mots sont lourds. Il s’agit bien de cela. Mon amour au-delà du plaisir mon amour hors de portée aujourd’hui de l’atteinte. Toi qui bats à ma tempe horloge. Et si tu ne respires pas j’étouffe. Et sur ma chair hésite et se pose ton pas.

Je vais te dire un grand secret : Toute parole à ma lèvre est une pauvresse qui mendie, une misère pour tes mains, une chose qui noircit sous ton regard. Et c’est pourquoi je dis si souvent que je t’aime, faute d’un cristal assez clair d’une phrase que tu mettrais à ton cou. Ne t’offense pas de mon parler vulgaire. Il est l’eau simple qui fait ce bruit désagréable dans le feu.

Je vais te dire un grand secret : Je ne sais pas parler du temps qui te ressemble. Je ne sais pas parler de toi je fais semblant. Comme ceux très longtemps sur le quai d’une gare qui agitent la main après que les trains sont partis et le poignet s’éteint du poids nouveau des larmes.

Je vais te dire un grand secret : J’ai peur de toi. Peur de ce qui t’accompagne au soir vers les fenêtres. Des gestes que tu fais, des mots qu’on ne dit pas. J’ai peur du temps rapide et lent, j’ai peur de toi.

Je vais te dire un grand secret : Ferme les portes. Il est plus facile de mourir que d’aimer. C’est pourquoi je me donne le mal de vivre, mon amour.

Aragon, Le grand secret, 1942

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